La rentrée

Publié le par nincha

Miss catastrophe

 

C’est comme cela qu’on l’appelle depuis qu’elle est petite Suzy et on dirait qu’elle a intégré. J’ai beau lui dire : " Mais, Suzy t’es pas obligé d’accepter quand même ! C’est toi qui décide ! " Mais elle n’en fait qu’à sa tête.

Et aujourd’hui à l'aube de sa nouvelle rentrée chez Schmilblick elle me dit : " Même pas peur !" Enfin c’est qu’elle dit mais… Moi, je ne suis pas sure. Parce que sa première rentrée chez eux, je la connais par cœur, elle me la raconte en boucle.

Du coup, je l’ai écrite son histoire pour lui mettre sous le nez et dédramatiser. Qu’elle quitte enfin ce Schmilblick, et qu’on parle d’autre chose.

 

La voilà son histoire.

La rentrée

 

Elle scrute le bataillon derrière les grilles, comme si elle était en pleine jungle, et qu'elle venait d'apercevoir l’œil du tigre en face d'elle ; à bonne distance mais...

Hier, c’était le baptême du feu de la petite Suzy, et pour son premier jour chez Schmilblick, elle a été gâtée… À un certain moment, même, elle a eu peueueur ! Elle n'osait plus rien dire à sa cliente ; la dame était tellement énervée ! Elle a cru qu'elle allait recevoir une gifle.

Il est vrai, que chez Schmilblick, le client est roi. On lui a assez dit quand elle s'est présentée. Oui, mais elle n'a fait psy,  Suzy, avant !

C'est pour ça qu'aujourd'hui, on la sent légèrement tendue, agrippée à sa caisse, raide comme la justice, Suzy.

Mumu, par contre, a l'habitude, elle ne se démonte pas, des rentrées !… Elle en a fait, Mumu. Elle fait partie du bataillon de réserve. Elle connaît le magasin comme sa poche et à l'allure où certaines défilent, Mumu sera bientôt le pilier sur lequel repose tout le magasin. Elle a formé tout le monde ici ; Même les directeurs ! Elle connaît les grandes surfaces des environs sur le bout des doigts ; c’est son passe-temps favori, dès qu’elle est en repos, elle visite. Elle pourrait vous en faire l'historique, depuis Boussicot… Le Bon Marché… Les Nouvelles Galeries... Quand il y a en a une nouvelle qui s'ouvre, elle y va. Marlène l’autre jour a fini par lui dire :

" Tu devrais faire un tour-opérator des grandes surfaces des environs, Mumu ! Tu les connais tous, les supermarchés du coin ! T’aurais du succès ! Et tu ferais la comparaison des prix, pour… la rentrée par exemple !

Elle n’a pas dit non, Mumu.

- Oui, faut voir ! "

Allez, en attendant…. Mumu retourne à sa caisse ; la rentrée, c’est dans quelques minutes maintenant.

 " Journée chargée aujourd’hui hein Élodie ! Allez les filles ! On y croit, on y croit ! "

Jo, la chef de rayon vient motiver ses troupes juste avant l'ouverture des portes.

 

Attention ! … Partez ! … La grille s’élève, faisant sursauter Suzy. Les chariots rentrent à l’intérieur du magasin comme des autos-tampons. Aujourd'hui, il y a Monsieur millionnaire. À fond, la musique… À fond, les ballons… C’est la rentrée !!!…  C'est la fête !!!

Les enfants adorent évidemment ; pas Suzy. Oui, parce qu'en plus des parents, il y a les enfants aussi, et oui, c'est mercredi, et Monsieur  millionnaire  en profite. " Venez, venez, les petits enfants… " Les mamans s’exécutent.

 

Bientôt le magasin est plein, bourré à craquer, le directeur se frotte les mains, les caissières... sur le pied de guerre, comme une rangée de bons petits soldats de l’armée napoléonienne venus défendre le territoire contre l’envahisseur ; des Jeannes d’Arc prêtes à bouter l’Anglais hors de France.  Tiens ! V’la un petit Jean d’Arc, perdu au milieu de la rangée dédiée à la gente féminine. Ah ! Qu’est-ce à dire ! Les temps changeraient-ils ? Non, ça va,  il n’a pas l’air trop perdu.

Cette année, ils ont fait un effort, ils ont revisité la tenue des caissières, relooké comme on dit, spécialement pour la rentrée ; un petit calot sur la tête et un joli petit débardeur signé J. Galino. Il est mignon, le petit Jean d'Arc là-dedans. Un peu décolleté pour lui, quand même, mais cela change, et ce n’est pas si mal. Enfin, le calot, cela lui va bien en tout cas…

 

Un char d’assaut, bourré à craquer lui aussi, s’achemine lentement jusqu’à la frontière, le barrage obligatoire avant la sortie… Les caisses ; la petite dame derrière a l’air de se demander si elle va finir par y arriver, tellement il est lourd, son chariot. Suzy commence à paniquer. Elle détourne la tête :  Si je ne la regarde pas, elle ne me verra pas…. Et paf… la dame pile devant la caisse de Suzy et commence à déposer ses munitions sur le tapis  roulant. Raté Suzy ! Elle t’a vue la dame ! C’est elle qui était planquée après tout, voilà ce que c’est de rester à découvert toute la journée. !

Ben alors, Suzy ! C’est la dame qui te fait peur ! Boh ! … Elle n’a pas l’air bien méchant pourtant !….

Suzy est arrivé chez Schmilblick faute de mieux mais…

Quand ils ne savent pas où ranger quelqu’un, à l’ANPE, quand ils ne trouvent pas sa case, ils l’envoient chez Schmilblick. C’est pour cela qu’il y a tous les profils ici, depuis le jeune chercheur qui finit ses études, jusqu’à la mère de famille qui vient pour un complément de salaire. Et puis… il y a la petite Suzy, bien sûr… perdu dans les dédales de la jungle dédiée au temple de la consommation, la pauvre Suzy, dès qu’elle voit un client arriver, elle stresse. Elle apprend le métier, mais… la vie aussi…

 

" Je fais cela, entre deux périodes de chômage, dit-elle en rigolant. " Ben oui, l’ANPE, c’est la réserve de Schmilblick.

Ah ! Ben, Suzy, ça va mieux on dirait ! … Rien que le mot, ANPE, cela la fait rire !…

C'est  pour cela que toutes les caissières sont alignées en rang d'oignon à la sortie du magasin :

" Bon, je viens juste en passant, hein ! … Mais je ne reste pas, juste un petit mois, pour voir, et… "

Et puis... Et puis les mois passent parfois... Comme Mme Du jardin.

Elle passe et repasse Mme Du jardin, elle a toujours oublié quelque chose Mme  Du jardin.

C’est qu'elle aime bien Élodie aussi … Alors, jours après jour, elle vient tailler une petite bavette avec Élodie. Et Élodie qui demande à Marlène : « Pourquoi elle vient toujours à ma caisse Mme Du jardin ? "

Élodie ! C’est le bottin mondain. Quand Marlène est arrivée, c'est elle qui l'a formée, alors elle a eu le droit au questionnaire en règle, c'est mieux qu'interpole, Élodie, elle est au courant de tout, et avec Mme Du jardin !… Deux aimants, elles s'attirent ces deux, là !

Le premier jour, Élodie est restée plantée derrière Marlène pour lui apprendre le métier :

" Bonjour, alors, je vais passer la journée avec toi, pour te montrer, tu vas voir, c'est pas compliqué. "

Dans un premier temps, elle rassure Élodie. Et puis après, c'est, la question ; La torture préférée d’Élodie…La question : " Alors, t'es mariée ?  T'as des enfants ? T’habites-où ? T'as quel âge ? Signe particulier ? C’est quoi ton horoscope ? Ah ! Ben justement… Je m’entends bien avec les gémeaux." Elle n'attend même pas la réponse, Élodie, elle les fait elle-même.

Question pour un champion ? Non ! Plutôt PJ, Élodie. T'es sous le feu des projecteurs avec elle. Elle va te faire avouer. Très vite, Marlène la met au parfum :

" Je ne vais pas rester là de toute façon, je viens juste en passant, comme tout le monde, c'est l’ANPE qui m'a envoyée là. En attendant, oui, mais...  J'ai d'autres rêves que Schmilblick ! 

— Oh ! La snob ! Ben, moi aussi Marlène, j'ai des rêves, c'était pas cela que je voulais faire moi non plus, caissière. J'avais écrit pour le loft, mais ils ne m'ont pas prise, alors je suis rentrée chez Schmilblick, en attendant. Ca fait rien, je continue d'y croire, je tenterai "les anges" on verra. "

 

Caissière, le métier où l'on attend, on attend le client, on attend de voir, on attend...

 

" Tiens,  Élodie !… T'as une cliente !

— Oui madame, c'est en promotion oui, ben, je vous le compte à ce prix-là, bien sûr ! C’est marqué dessus. Oui... comme le port salut madame !

Élodie jette un regard complice à Marlène.

— Je ne sais pas ce qu'ils ont les clients aujourd'hui… Il y a de l'électricité dans l'air on dirait.

— C'est normal, Marlène, c'est la rentrée, c'est toujours comme cela, t'as pas encore remarqué ?

— Attention, revoilà Mme Du jardin. Bon je te la laisse Élodie, parce que Mme Du jardin....

— Pas besoin de me le dire, c'est toujours à ma caisse qu'elle vient, de toute façon. Je ne sais pas pourquoi, d'ailleurs.

— Bonjour Mme Du jardin, je suis contente de vous voir ! Ben, non, Mme Du jardin, j'ai pas été prise ! L’année prochaine maintenant, oui bien sûr, on est bien chez Schmilblick, mais le trouver parfois, c'est dur hein ! ... Ben, le Schmilblick Mme Du jardin. Oh ! Elle est pas réveillée aujourd'hui ! Mais, vous avez oublié votre Gigot Mme Du jardin ! C'est pas le mardi ? Non le vendredi, c'est le jour du saumon je sais, mais le mardi, c'est le Gigot non ?

— Oh ! Oui c'est vrai vous avez raison ma petite Élodie, où ai-je la tête ?

— Ben, sur les épaules, Mme Du jardin, c'est passé la révolution !

Mme Du jardin n'arrête pas de dire à Élodie qu'elle a du sang bleu dans les veines alors Élodie la taquine avec cela.

— Oh, vous êtes drôle ma petite Élodie ! Bon, écoutez, je ne vais pas vous déranger plus longtemps, je reviendrai tout à l'heure.

— Entendu Mme Du jardin, allez… à tout à l'heure.

— Elle est gentille remarque Mme Du jardin, mais, quelle bavarde ! Et puis ses vannes parfois ! .... Eh ! Marlène ! Je te cause !…

— Hein ! Quoi !

— Ben t’es où  Marlène ? T’es pas ici pour rêver hein ! Tiens, v'la une nouvelle ! Tu la connais celle-là ?

— Qui cela ?

— Oh ! Marlène, atterris ! ...  la cliente là ! Celle qui arrive ! Je ne l'ai jamais vue avant, attend, je demande à Vivianne.

—Vivianne, tu la connais, celle-là ? Toi non plus, tu ne l'as jamais vue ! Ben, d'où elle sort ? Bon Marlène, je te la laisse, à toi de jouer !

Marlène sort de sa rêverie : « Bonjour madame ! Et comme dans un tir automatique, elle commence à faire défiler les articles de la cliente, en rafale, devant le scan…. bip... bip.... bip.... Ça sera tout ?… Bon cela fera 36 € " Mais en voyant la petite tête qui dépasse du tapis roulant, brandissant " Darkvador" comme un trophée, elle se ravise. Ah ! Mais attendez ! Je n'ai pas compté le jouet du petit, le jouet qu'il a dans les mains ! Tu me le donnes ton jouet mon ange, que je le compte,  je te le rends  après !

— Non !!! crie l’enfant

La maman le reprend :

— Bouboule donne le jouet à la dame !

Bouboule part en courant. Derrière, les gens attendent, ils commencent à s'impatienter.

— Bouboule viens ici ! Crie la dame. Mais au niveau conviction… Moyen. Bouboule continue, il s’amuse, Bouboule, ça le fait rire …  Mais pas la dame derrière : " Ben décidément, c' est pas mon jour hein ! C'est toujours pareil, je ne sais pas pourquoi, mais je prends toujours la mauvaise file, c'est toujours sur moi que cela tombe."

Le client suivant s’en mêle :

— Non, c'est le jour de Bouboule on dirait. "

Et jusqu’au directeur du magasin, qui attrape Bouboule : " Tu me le donnes ton jouet mon petit !" dit-il en caressant la joue de Bouboule devant la maman satisfaite de se sentir enfin soutenue et de voir quelqu'un régler le problème avec son fils à sa place.

La maman se retourne vers la caisse pendant que le directeur continue de parlementer avec Bouboule, mais la dame s'est retourné, le ton a changé, on ne rigole plus. Il coince Bouboule entre la caisse et l'appareil de détection des fraudeurs : "  Donne-moi le jouet Bouboule ! " en lui lançant  un regard ! Capable de faire avouer n'importe quel innocent. Bouboule abdique et tend le jouet à Marlène.

" Merci mon mignon, " dit le directeur en caressant la joue de Bouboule, juste au moment où la dame se retourne. 

" Tu vois que tu peux être gentil quand tu veux, Bouboule ! Dit la maman en acquittant sa facture. Il n'est pas méchant vous savez, dit-elle à Marlène, juste un peu farceur, c'est tout. " Puis s’adressant à son fils : " Allez viens, Bouboule, je vais t'acheter une glace pour te récompenser."

Bouboule suit sa maman, et  jette un œil noir au directeur du magasin, histoire de lui dire : on se reverra. Des rentrées ! C’est pas la dernière pour moi.

 

C’est la fin de la journée et dans le haut-parleur on entend : " Mesdames messieurs, veuillez vous diriger vers les caisses, le magasin ferme ses portes. "

C'était le deuxième jour, pour la petite Suzy,  elle retrouve sa respiration. La rentrée pour elle, c’était hier et au vu de ce qu’elle vient de vivre aujourd’hui, pour son troisième jour, demain, sûr qu’au fond d’elle même, elle viendra chez Schmilblick en pensant : " Même pas peur ! "


T'as raison Suzy. Schmilblick ! Même pas peur !

En attendant oui mais, il faudrait changer maintenant,  il y a une vie après Schmilblick.

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